Multipotentiel au féminin : quelles spécificités et enjeux ?
Les femmes multipotentielles, bien qu'elles partagent avec leurs homologues masculins la capacité d'exceller dans plusieurs domaines, se trouvent souvent confrontées à des contextes spécifiques liés à leur genre. Dans un monde du travail et une société qui valorisent encore largement la spécialisation et où les femmes sont souvent moins valorisées, les femmes multipotentielles doivent naviguer dans des contextes particulièrement complexes, délicats et sexistes pour faire reconnaître et exploiter pleinement leur potentiel. L’égo de l’homme dans l’entreprise et la société, quel que soit le niveau de responsabilité, est une composante non négligeable à chaque situation vécue par les femmes.
La sous-estimation des compétences des femmes : un obstacle majeur
Dans de nombreuses entreprises, la place des femmes reste marquée par des inégalités systémiques. Selon une étude de Moss-Racusin et al. (2012), les femmes sont souvent perçues comme moins compétentes que leurs homologues masculins, en particulier dans les domaines techniques ou scientifiques. Cette perception erronée est encore plus prononcée pour les femmes multipotentielles, dont le parcours non linéaire peut être interprété comme un manque de focus ou de sérieux. Ce phénomène est confirmé par les recherches de Sylvie Kerisit (2017), qui souligne que les femmes, en particulier en France, font face à des stéréotypes qui limitent la reconnaissance de leurs compétences variées.
Les femmes multipotentielles sont également moins bien rémunérées que les hommes, même lorsqu’elles occupent des postes similaires (Blau & Kahn, 2017). En France, le rapport de l’Observatoire des Inégalités (2020) montre que l’écart salarial entre les hommes et les femmes persiste, et qu’il est encore plus marqué dans les secteurs où la polyvalence est essentielle, comme les industries créatives.
De plus, les femmes doivent souvent faire face à des microagressions ou à des comportements paternalistes qui minent leur confiance en elles et leur capacité à exprimer pleinement leurs compétences multiples (Rowe, 1990). Quand il ne s’agit pas de remarques sexistes ou borderline d’un autre type.
Nous sommes face, ici, à trois problématiques navrantes à prendre en compte.
Le plafond de verre : un défi amplifié pour les multipotentielles
Le fameux "plafond de verre" est une réalité que beaucoup de femmes rencontrent dans leur carrière. Pour les femmes multipotentielles, ce plafond de verre peut être encore plus difficile à percer, car elles doivent prouver leur valeur dans plusieurs domaines à la fois, constamment, tout en faisant face à des attentes stéréotypées sur ce à quoi une "bonne" carrière féminine devrait ressembler (Kanter, 1977). Les travaux de Catherine Marry (2004) sur les inégalités de genre dans les carrières scientifiques en France illustrent comment les stéréotypes de genre limitent la progression des femmes, en particulier celles qui ont des parcours moins conventionnels.
Les femmes multipotentielles sont souvent confrontées à des dilemmes professionnels spécifiques : faut-il se spécialiser pour être prise au sérieux ou continuer à explorer plusieurs domaines au risque d'être perçue comme dispersée ? Cette tension peut limiter leur ascension professionnelle, car les entreprises valorisent souvent les parcours spécialisés, au détriment de ceux qui sont plus variés et transversaux (Heilman & Caleo, 2018). Heureusement la tendance est en train de changer conceptuellement vers des postes aux compétences transversalles, mais la représentation de la compétence des femmes à les occuper, elle, change peu, malheureusement.
La gestion de la diversité des intérêts et la double journée
Un autre défi pour les femmes multipotentielles réside dans la gestion de leurs multiples intérêts face à la "double journée" que beaucoup d'entre elles connaissent : une journée de travail professionnel suivie d'une deuxième journée à la maison, où elles assument souvent la majorité des responsabilités domestiques et familiales. D’après l’étude de François de Singly (2012) sur la répartition des tâches domestiques en France, les femmes continuent de porter une charge mentale disproportionnée, ce qui réduit leur disponibilité pour poursuivre leurs diverses passions ou pour développer pleinement leurs compétences professionnelles.
L’équilibre entre vie personnelle et vie professionnelle est donc particulièrement délicat pour ces femmes. Les multipotentielles féminines peuvent ressentir une pression pour sacrifier certains aspects de leur multipotentialité afin de répondre aux attentes sociétales concernant le rôle des femmes dans la famille et au travail (Hochschild & Machung, 2012). Une étude menée par Nicole Aunty en 2018 en Europe souligne que les femmes, même lorsqu’elles réussissent à intégrer plusieurs passions dans leur carrière, se heurtent à des obstacles liés à la gestion des rôles multiples et aux attentes de perfection dans chacun de ces rôles.
Et oui, tout ce qui pourra être trouvé par leur supérieur hiérarchique pour diminuer leur apport ou leurs compétences le sera. C’est le lean management à la sauce genrée.
Naviguer dans un environnement professionnel descriminatoire : stratégies et solutions
Malgré ce contexte, il existe des stratégies que les femmes multipotentielles peuvent adopter pour surmonter les obstacles spécifiques auxquels elles sont confrontées. Une approche clé est de se construire un réseau de soutien solide, en s'entourant de mentors, de coachs et de pairs qui comprennent et valorisent leur profil unique. Ces réseaux peuvent offrir des conseils précieux, des opportunités de développement professionnel et un espace pour partager des expériences similaires, Williams & Dempsey (2014), en confirment les apports insoupçonnés.
En outre, il est important pour les femmes multipotentielles de développer une narration professionnelle qui met en lumière la cohérence de leur parcours mais surtout de leurs compétences transversales uniques, malgré sa diversité. En présentant leurs diverses compétences comme un atout stratégique capable de résoudre des problèmes complexes, elles peuvent transformer ce qui pourrait être perçu comme une faiblesse en un avantage compétitif et modifier ainsi la perception que la hiérarchie pouvait avoir de leurs apports. Par exemple, une femme multipotentielle peut se présenter comme une innovatrice capable de naviguer entre différents secteurs pour créer des solutions intégrées et novatrices (Wapnick, 2017).
Il est également essentiel de lutter activement contre le syndrome de l’imposteur, qui touche particulièrement les femmes. Travailler avec un coach pour renforcer la confiance en soi et apprendre à valoriser ses compétences multiples peut faire une grande différence. Des accompagnements spécialement conçus pour les femmes, comme ceux développés par Elisabeth Moreno en France, peuvent également offrir un soutien supplémentaire et des compétences pratiques pour naviguer dans des environnements professionnels souvent biaisés. Cependant attention aux programmes types, ou l’on vante les mérites de services par un certain profil pour un certain profil, car ils peuvent manquer d’une ouverture nécessaire dans le processus d’interrogation de la réalité et de la recherche de solution. Vous savez, ce style de discours : « par les femmes pour les femmes », « par des motards pour des motards », « par des artistes pour des artistes », comme s’il fallait en être pour que cela ai t du sens voir que cela soit efficace. Si c’était le cas cela créerait une vraie révolution dans le monde de la psychologie et de la relation d’aide non ? C’est une image choquante que j’aime bien prendre car elle permet de se rendre compte, avec une certaine violence poussant à la réflexion, de l’aberration du concept : faut-il avoir été violé soi-même pour être en mesure d’aider ou d’accompagner quelqu’un qui a été victime de ce traumatisme ?
Bien sûr que non, et heureusement.
Références
- Moss-Racusin, C. A., et al. (2012). Science faculty’s subtle gender biases favor male students. Proceedings of the National Academy of Sciences, 109(41), 16474-16479.
- Kerisit, S. (2017). Femmes et compétences : Reconnaissance et valorisation dans le monde professionnel. Presses Universitaires de Rennes.
- Blau, F. D., & Kahn, L. M. (2017). The Gender Wage Gap: Extent, Trends, and Explanations. Journal of Economic Literature, 55(3), 789-865.
- Rowe, M. (1990). Barriers to Equality: The Power of Subtle Discrimination to Maintain Unequal Opportunity. Employee Responsibilities and Rights Journal, 3(2), 153-163.
- Kanter, R. M. (1977). Men and Women of the Corporation. Basic Books.
- Marry, C. (2004). Les femmes ingénieurs : une révolution respectueuse. CNRS Éditions.
- de Singly, F. (2012). Sociologie de la famille contemporaine. Armand Colin.
- Hochschild, A. R., & Machung, A. (2012). The Second Shift: Working Families and the Revolution at Home. Penguin Books.
- Aunty, N. (2018). Women in the Workforce: Balancing Career and Family. European Journal of Social Sciences, 56(2), 245-259.
- Williams, J. C., & Dempsey, R. (2014). What Works for Women at Work: Four Patterns Working Women Need to Know. NYU Press.
- Wapnick, E. (2017). How to Be Everything: A Guide for Those Who (Still) Don’t Know What They Want to Be When They Grow Up. HarperOne.
- Clance, P. R., & Imes, S. A. (1978). The Impostor Phenomenon in High Achieving Women: Dynamics and Therapeutic Intervention. Psychotherapy: Theory, Research & Practice, 15(3), 241-247.